Défi d'écriture dans la salle de torture!

Et voici les résultats

 

Nattanielle de Tom Puce

 

Le soleil laisse transparaître ses premières lueurs au travers des rideaux de soie qui habillent élégamment la grande fenêtre du salon, quand Nattanielle se ressert une nouvelle tasse de thé. Toutes les ouvertures de la maison sont ornementées de ces belles étoffes. Aucune d'elles n'a jamais été tirée de manière à laisser filtrer la moindre esquisse d'un rayon de lumière et, comme il en a toujours été ainsi dans cette vaste demeure, seules les nombreuses bougies disséminées savamment aux alentours permettent d'en apprécier pleinement leur finesse.

Du tissu écarlate, frappé par le jour se levant doucement, émane un halo orangé qui vient se refléter sur le visage fatigué de notre maitresse de maison. Ce visage porte sur lui les traces du temps qui passe, de quelques chagrins oubliés, de regrets enfouis, mais surtout transcrit le manque de sommeil de son propriétaire, causé par le travail l'ayant occupé une bonne partie de la nuit.

Pourtant Nattanielle n'est pas l'employée de l'une des nombreuses usines de la région, contrairement à l'écrasante majorité des riverains, au sein desquelles même son grand âge ne lui donnerait pas droit à des horaires aménagés et où la notion de retraite ne serait qu'idée abstraite. Elle ne fait également pas partie des entrepreneurs, cette minorité qui gère ces mêmes usines et qui exploite les autres.

Au lieu de cela, la veille Nattanielle est professeur de musique. Une activité qui, dans la conjoncture locale et compte tenu de son niveau de vie, pourrait sembler étrangement lucrative, si l'on n'avait pas connaissance des rentes qu'elle perçoit de par son héritage de fille issue de bonne famille et notamment des parts qu'elle a obtenues à la mort de ses parents, dans le commerce des épices qui a été repris par son plus jeune frère.

D'autant plus que notre professeur souhaite que la musique soit accessible à toutes personnes, qu'elles vivent dans l'opulence ou qu'elles triment depuis leur plus jeune âge pour permettre à leur famille de survivre. De la sorte, elle ne se fait pas toujours payer ou juste en présents qu'elle refuse bien souvent. En compensation des leçons qu'elle prodigue, ses élèves lui servent d'assistants pour les tâches ménagères, pour remplir ses formulaires administratifs et même quelques fois pour préparer le souper. De nature généreuse, il lui est même arrivé nombre de fois de laisser la monnaie aux plus jeunes quand elle les envoyait quérir ses achats au marché ou leur permettait de s'acheter quelques gourmandises.

Notre dame n'aime certes pas le soleil, mais ce n'est de ce fait pas une ermite pour autant.  Ça, c'est juste une habitude qu'elle a prise étant plus jeune par conviction que les contacts avec ce dernier accentueraient le vieillissement de sa peau et, maintenant que son visage est déjà bien plus ridé que n'importe quel rayon ultraviolet ne pourrait jamais marquer aucun visage, elle continue de garder ses rideaux clos et de porter ses longues robes, son immense chapeau et de ne sortir qu'avec son châle et son ombrelle. Juste par habitude.

D'ailleurs elle aime vraiment sortir de chez elle. Elle aime sortir pour rencontrer ses voisins et échanger avec eux, elle aime sortir pour aller à l'église et surtout elle aime par-dessus tout sortir pour aller aux bals communaux, dans lesquels elle prend grand plaisir à analyser la technicité des orchestres et des danseurs, même celle des plus modestes. Elle est toujours de bons conseils pour les aider à s'améliorer, ce qui lui a valu une grande renommée dans toute la région et lui attire de chaleureux saluts venant des passants lors de ses promenades urbaines.

Mais bien qu'elle aime profondément ses comparses, ce n'est pas cet amour-là qui l'a conduite à enseigner et transmettre son savoir, mais bien son amour de la musique (ou plutôt son obsession pour celle-ci) et plus particulièrement de l'harmonium.

 

Mais pour comprendre la démarche de notre professeur, il faut d'abord mettre en lumière son parcours:

 

Unique fille de marchands ayant prospéré dans le rare commerce d'épices importés de continents reculés, Nattanielle a grandi dans la partie nord du pays, près des côtes, sans trop se soucier du manque ou du besoin. Avec un père disposant d'une flotte de quatre gabarres, elle et ses trois frères ont gouté dès la plus tendre enfance aux qualités d'une vie dans la haute société.

C'est dans ce cadre qu'elle a développé ses connaissances en solfège, dans la pratique du violon et du piano, ainsi qu'en danse, domaine dans lequel elle excellait. À l'âge d'à peine huit ans, elle brillait tellement par sa grâce et sa maîtrise des entrechats, que la meilleur école du pays l'avait sollicitée pour venir étudier chez eux. Elle y vît passer cinq hivers et à son retour à la maison, elle continuât de plus belle, en s'inscrivant dans toutes les écoles de danse de la région, même dans celles réservées aux plus modestes revenus. C'était la plus douée. Sa carrière était toute tracée et son tremplin pour y accéder ne tardât pas à se présenter à elle.

Vivant dans la province faisant figure de vivier du pays pour recruter de jeunes talents dans tous les domaines artistiques, les opportunités n'allaient pas manquer, mais c'est l'arrivé du célèbre poète et compositeur virtuose Gagali Sigmon qui suscitât le plus l'attention du publique dans ces années-là. À cette époque, il était en pleine adaptation en opéra d'une de ses fables les plus populaires et dans sa quête de danseurs, de comédiens, de musiciens et de chanteurs et cantatrices, il allait donner des auditions dans la capitale des arts, à quelques kilomètres de la ville de Nattanielle.

Des personnes aux talents inégaux allaient défiler pendant plus d'une semaine et notre jeune  amie, maintenant à la fleur de sa majorité, participerait au jour de recrutement des danseurs avec Lyllia Amariss, une de ses compagnonnes de cours, de deux ans son ainée, et très douée elle aussi. Toutes deux visaient alors le rôle-titre de la pièce, celui de la jeune paysanne muette pour qui le beau prince s'énamoura et Lyllia, tout comme Natt (comme tout le monde la surnommait lorsqu'elle était jeune) avaient les compétences nécessaires pour y arriver. Mais c'était bien Natt qui était la meilleure des deux.

Le jour des recrutements arrivé, Nattanielle en profita jusqu'au dernier moment pour réviser ses mouvements et ses pas les plus audacieux, car contrairement à son amie, elle pouvait se rendre aux auditions avec la calèche familiale et éviter ainsi de devoir arriver plusieurs heures à l'avance, en utilisant les transports en commun. Sa volonté de perfection lui fit perdre toutes notions du temps et c'est avec précipitation qu'elle dut se rendre à son transport, toujours en habits de danse, en ne prenant le temps que d'enlever ses pointes pour ne pas les abîmer. Ses petits pieds nus battirent en un tempo furieux lors de sa course en chemin vers les écuries, ainsi que sur le pavé en direction de la salle de théâtre réservée par la compagnie de monsieur Sigmon. Ses muscles et sa peau, encore échauffés par cette cavalcade effrénée, ne faisaient encore mine d'aucun signe de douleur quand elle se présenta dans les vestiaires et ce n'est qu'au moment d'enfiler de nouveau ses chaussons de danse qu'elle remarqua ses talons qui avaient commencé à enfler....

Ce jour-là elle n'eut pas le rôle. Sa chorégraphie était approximative, son exécution poussive et chacun de ses pas étaient lourds. Ce jour-là, Lyllia la surpassa et c'est elle qui empocha le contrat .

Nattanielle était très heureuse pour son amie et la félicita mille et une fois. Sa tristesse d'avoir échoué était largement compensée par la joie qu'elle se faisait de voir rayonner son ainée et elle ne montrait aucunes craintes au sujet de sa propre carrière. Avec son niveau, elle trouverait facilement une place dans n'importe quelles troupes de ballet locale ou internationale. C'était sans importance, elle ne pensait qu'à soutenir sa tendre Lyllia et après les quelques six mois de répétitions intenses de cette dernière, au cours desquels elles ne purent se voir que brièvement, Natt allait enfin pouvoir assister à la première représentation de l'œuvre....... ainsi qu'à la suivante......et celle d'après..........et à celle d'après encore et même plus....... Elle les vit toutes.

 C'était merveilleux, enchanteur, drôle, émouvant aux larmes et mélodieux. Les critiques dithyrambiques de la presse qualifiaient déjà l'opéra « d'œuvre artistique majeur de ce siècle ». Lyllia Amariss brillait dans son interprétation et à mesure que ses prestations se perfectionnaient au fil des représentations, la rancœur de Nattanielle s'amplifiait. Mais pas une rancœur envers son amie, mais bien envers elle-même. Celle d'avoir laissé passer sa chance.

Elle pleurait toujours en voyant la scène du banquet. Une pièce musicale intimiste portée par le son d'un unique harmonium, joué avec maestria par Sigmon lui-même et dans laquelle la jeune paysanne de l'histoire mettait un premier pied dans la cour et qui, pour palier à son mutisme, laissait son corps parler pour elle en une envoutante valse, en réponse aux moqueries du roi et de son entourage. Peut-être était-ce les nombreuses représentations effectuées par la troupe ou peut-être était-ce la ressemblance avec son propre parcours de fille modeste qui accède à un rang supérieur, qui avait données à Lyllia la justesse de ses gestes, mais de jours en jours on vit réellement sa virtuosité éclore. Au début Natt pleurait seulement pour la beauté de la scène.............................

 

Elle n'enfilerait plus ses pointes de nouveau et ne danserait jamais plus.

 

 

La vieille femme boit une nouvelle gorgée salvatrice de son breuvage, tout en se dirigeant dans la salle de répétitions .C'est une vaste salle rectangulaire, séparée dans la largeur par un long voile de lin sombre. D'un côté du tissu, parallèle à celui-ci, se trouve un miroir recouvrant l'intégralité du mur et qui siège là comme un hommage à son amour passé pour la danse. Face à ce dernier et lui tournant le dos, il y a l'instrument de notre professeur: L’harmonium.

C'est devenu sa spécialité et il a vu défiler quantités d'élèves au fil du temps. Mais jamais un seul n'a réussi à interpréter correctement la partition favorite de Nattanielle. Celle qu'elle connait par cœur et qu'elle a travaillée elle-même des années durant : Le ballet de la jeune paysanne muette.......Le ballet de Lyllia.

Il y avait bien eu Ogrehn, un jeune fils de marchand qui, vers le début de sa carrière de professeur, s'était montré plus que prometteur. Elle voyait même en lui la seule raison de rechausser ses pointes et d'interpréter l'œuvre qui aurait pu la voir percer .Mais ça ne devait pas arriver. Il s'était détourné progressivement « des croches des partitions pour se rapprocher un peu plus des crochetages des portillons », aimait-t-elle dire. Elle l'avait toujours traité comme un fils, mais sous l'influence des jeunes des quartiers de la zone industrielle, il avait sombré dans la petite délinquance et le cambriolage. Il a fait de nombreux aller et retour en prison et y est encore actuellement, mais dans une autre ville. Natt n'a plus la force d'y aller maintenant.

C'était il y a longtemps .quand elle était encore jeune.

Aujourd'hui ses forces ne lui permettent plus de dispenser des leçons comme naguère elle le faisait. Elle a tout de même gardé une élève dont elle s'est prise d'une affection toute particulière, qui s'appelle Yhenni et qui, du haut de sa quinzaine, lui rappelle la fille qu'elle avait été, avec son physique élancé, ses longs cheveux en vaguelettes de boucles blondes et ses yeux d'un bleu d'azur. Elle n'a cependant pas le même talent que Nattanielle avait à l'époque, mais notre professeur a toujours fait preuve de beaucoup de patience avec ses élèves. Et elle ne pourrait de toutes manières plus suivre le rythme pour dispenser des cours pour une élève de niveau plus avancés.

 

De ses mains émaciées elle tire le voile de lin pour découvrir la partie de la pièce dans laquelle se trouve l'autre œuvre à laquelle elle a consacré une grande partie de sa vie.

Reliés ingénieusement à l'harmonium par un système de cordes, de poulies et de câbles sillonnant le plafond, sont suspendus, en lévitation, des pantins de bois à taille humaine, disposés dans un décor de théâtre. Natt connait bien ce décor et les protagonistes qui l'habitent: c'est une représentation de la scène du banquet du roi de la pièce de Gagali.

Tout y est : le roi ventripotent devant son trône, le beau prince avec sa couronne de bronze, les trois pages moqueurs et même le petit bouffon avec ses habits bigarrés.

Tout a été réalisé avec minutie. Des tissus utilisés pour habiller les marionnettes, au choix de leur couleur, des accessoires à leurs dispositions, aux positionnements de tout ce petit monde dans l'espace. Tout y est à l'identique. C'était facile à faire pour elle car elle maitrisait la couture depuis très jeune et elle connaissait de mémoire chaque détail de l'opéra. Seul le décor était déjà plus hasardeux dans sa fabrication et pour ce dernier elle avait dut faire appel au père d'un de ces anciens élèves, charpentier de son état. La réalisation était très grossière. Mais ça n'avait guère d'importance car cette scène se voulait intimiste et sa représentation ne s'effectuait à l'époque qu'éclairée de chandelles et candélabres, ne permettant pas d'en distinguer véritablement les ornements.

Pour ce qui est de l'ingénieux système d'animation des marionnettes, elle eut recours à des services d'un spécialise des machineries d'industries, réellement passionné par les mécanismes obsolètes. Il a réalisé un travail exemplaire pour permettre de mouvoir les pantins en rythme avec l'action de l'harmonium, le tout, avec une gestuelle calée sur la mélodie. Il y a passé des années pour réaliser ce tour de force et lui et Natt ont même fini par avoir une relation qui durât quelques années de plus. Mais la jeune professeur de l'époque était déjà bien trop occupée pour consacrer du temps à une vie de famille, car elle avait déjà beaucoup d'enfants à gérer.

Tout était parfait ou presque.......il manquait juste la pierre angulaire de l'acte : La jeune paysanne. Mais c'est Nattanielle qui aurait dût l'interpréter et Ogrehn en aurait été le Pianiste.

 

La vieille dame contourne les sculptures de bois et repose sa tête sur l'épaule du prince tout en regardant leurs reflets dans le miroir en face d'eux. Elle souffle sur l'amas poussiéreux qui s'est formé sur le col de velours de ce dernier tout en versant une larme.

Elle retourne doucement vers son instrument en terminant sa tasse de thé quelle dépose sur le sol avec de vives douleurs lui remontant l'échine et s'installe derrière le clavier.

Elle est déjà un peu plus réveillée maintenant, même si elle a travaillé toute la nuit pour confectionner l'automate de la jeune paysanne, c'est peut-être sa dernière chance de revoir la scène et de rentrer dans l'histoire elle aussi en y jouant un rôle, même si ce n'est que celui du musicien dans l'ombre.

Ses doigts s'agitent sur les touches, la mélodie résonne dans toute la pièce et les pantins commencent à bouger gracieusement au rythme de l'action du soufflet et des commandes de l'instrument …....plic ploc....... Les acteurs virevoltent les uns autours des autres avec vigueur et la scène prend vie...... plic ploc.......notre harmoniciste ferme un instant les yeux pour ressentir la musique et laisser remonter ses souvenirs......... plic ploc......... elle fronce les sourcils pour se concentrer et ne se laisser bercer que par la mélodie......Plic ploc ….... «YHENNI!!!!!! » hurle Nattanielle tout en abattant ses poings fermés sur le clavier « YHENNI ! Pourquoi fais-tu ça ? Pourquoi ME fais tu ça ? » Continu-t-elle de ses cris se muant progressivement en plaintes, le regard braqué sur son assistante entouré des marionnettes.

La lumière émanant des bougies se reflète sur le collier écarlate autour du cou de la jeune enfant, perlant en fines gouttelettes le long de son buste.

Nattanielle se rapproche en trombe du petit théâtre improvisé en manquant de glisser sur la flaque rougeoyante recouvrant le sol.

Elle s'arrête devant Yhenni dont le corps sans vie, maintenu par les câbles aux poulies, se balance encore des dernières notes jouées que l'on peut entendre résonner dans la salle. Le regard sérieux, Nattanielle retire son châle blanc pour le poser sur la nuque de la jeune fille. Il se colore rapidement d'une teinte cramoisie là où la lame déchira ses chaires la veille.

« Tout devait être parfait » murmura la veille dame en appuyant sur l’étoffe. « c'était le bon moment ! tu devais être parfaite Yhenni...... tu seras parfaite ».

Se détournant du regard vide de son ancienne assistante, Natt contemple une nouvelle fois son propre reflet dans le miroir. Elle passe sa main le long de sa joue ridée en y laissant une trace de sang encore tiède. « Le temps a passé si vite. On ne peut plus attendre » souffle-t-elle. Elle savait qu'un jour proche son propre cœur s'arrêterait également de battre aussi certainement qu'elle avait vu les formes de Yhenni commencer à pointer sous ses jolies robes fleuries, éloignant ainsi la ressemble qu'elle entretenait avec la Natt du passé. Elle ne pouvait pas attendre plus longtemps.

Elle reprend sa place derrière l’harmonium. Elle veut rester dans l'histoire de cette œuvre comme l'est resté Lyllia.

Elle jouera jusqu'à son dernier souffle ou jusqu'à ce qu'on la force à arrêter.

Et de ses doigts fins laissant de petits points écarlates sur les touches d'ivoire, sur les battements de cette valse mélancolique, Nattannielle guide ses sept pantins désarticulés, tel un marionnettiste dément.   


Satyre de Rouquette

 

La mère regarda son enfant. Son regard était obscurci par les larmes. Elle savait que c’était l’unique solution et pourtant elle n’arrivait pas à s’y résoudre. La lumière du soir brillait dans les jeunes pupilles, reflétant le visage de la mère ravagé par le chagrin. La mère avait pris quinze ans en quelques jours. Comment pouvait-elle abandonner de la sorte la chair de sa chair, le produit de son amour ? L’enfant lui rendit son regard avec une telle gravité qu’elle en frémit. Il saisissait parfaitement ce qu’elle faisait et il l’acceptait, elle le savait. Elle le déposa sur une souche au bord de la rivière et se détourna de ce petit être merveilleux. L’enfant la regarda partir. Il ne pleurait pas, il comprenait et savait que cela devait en être ainsi.

Un renard d’un blanc de neige s’approcha de lui et lui murmura la bienvenue. L’enfant se transforma aussitôt en un renardeau et suivit l’animal dans le sous-bois. Alors qu’il parcourait cette forêt enchantée, de petits êtres ailés volaient partout autour de lui. Il sut immédiatement que c’étaient des feux-follets et qu’ils étaient les alliés de sa race depuis des temps immémoriaux. Il savait qu’il n’était que partiellement humain. Il avait appris dès son premier souffle qu’il appartenait au peuple de la forêt. Il se sentait partagé entre ces souvenirs appartenant à d’autres, ceux de toute sa lignée, et ses souvenirs propres, ces quelques souvenirs forgés sur ces huit très courtes années de sa vie humaine : la douceur de la peau de sa mère, la beauté de son regard, la chaleur de son sein. Il lui fut presque impossible de réprimer son émotion. Il sentit que quelque chose se brisait au fond de lui. Il savait qu’il porterait cette douleur pour le restant de ses jours.

Il se concentra sur ses autres souvenirs, celui d’un peuple fier et ancestral qui vivait en harmonie avec les bois. Un peuple capable de tous les prodiges, un peuple qui était tout et rien à la fois. Sa forme de renard commençait à parasiter ses sens, il se sentait une envie de jouer, de chasser, de se cacher dans un trou. Alors que sa conscience était de plus en plus noyée par tous ces instincts, il s’aperçut qu’il était chez lui. Des chênes énormes s’élevaient à perte de vue. Des passerelles les reliaient les uns aux autres, formant une sorte de dentelle aérienne éclairée par des lampions qui ajoutaient à l’effet féérique. Il était chez lui, chez les fées, et pourtant il se sentait lourd et malheureux,  il souffrait d’un manque dévorant. Les fées volèrent toutes pour l’accueillir et il prit alors pour la première fois de sa vie sa vraie forme.

Les fées étaient de petits êtres ressemblant à des enfants mais avec des visages plus allongés et plus fins. Elles avaient aussi des yeux immenses aux pupilles verticales semblables à celle des chats. Leurs ailes étaient, elles, plutôt lugubres, recouvertes de plumes noires comme l’ébène et aussi immenses qu’un homme adulte. Son arrivée fut fêtée toute la nuit mais rien ne put le sortir de son mal-être et de sa douleur sourde. Il rencontra son père qui le prit dans ses bras et tenta de sourire à la vue de son fils mais sans y arriver. Lorsque leurs regards se croisèrent ils comprirent qu’ils étaient tous les deux irrémédiablement envoûtés par cette femme. Ils avaient pris forme humaine et avaient été tous deux pollués par des sentiments trop forts et trop intenses et ils le payaient cher. Le manque terrible de cette femme, qu’ils avaient tous les deux aimée, les poursuivraient toute leur vie.

Lors des années qui suivirent cette retrouvaille, ils ne tentèrent plus de faire semblant et s’évitèrent, car le malheur de l’un ravivait le malheur de l’autre. Enfin, malgré l’écho de la perte de sa mère, résonnant constamment dans son âme de fée, l’enfant désormais homme, était privé de l’intensité même de sa douleur, car les fées ne ressentent pas les sentiments comme les humains. On ne peut vivre éternellement en endurant un désespoir aussi profond que celui des hommes. Il ne ressentait qu’une version en sourdine de sa peine, insultante pour cette femme qui lui avait donné la vie et qui méritait plus. Il entendait sans cesse les mots doux qu’elle lui avait susurrés si souvent à l’oreille.

 Alors, parfois, n’y tenant plus, il cédait à ses inclinaisons humaines et il allait sur cette même souche où l’amour vibrant de sa mère l’avait touché et réchauffé pour la dernière fois. Il se transformait alors en humain et expérimentait pleinement le chagrin, la souffrance de sa solitude. Que faire de cette vie éternelle alors que cette émotion le brûlait doucement de l’intérieur, le détruisait et épuisait ces forces ? Il prenait presque plaisir à avoir vraiment mal, à se sentir à vif, entièrement vivant, humain. Dans sa vie de fée il avait l’impression de n’être qu’une coquille vide, un pantin faisant semblant d’exister. Il se disait qu’il était ironique que dans toutes les légendes humaines ce fussent les fées les ensorceleurs. Les humains, ces créatures si fragiles, ne se rendaient pas compte de leur propre pouvoir. La jeune fée voyait bien que pour les autres fées, celles qui n’avaient pas connu les humains, la vie était une farce, un spectacle sans bien ni mal, sans amour, sans haine, juste de la beauté et du divertissement. Il les enviait tellement. Ce serait tellement plus facile de n’avoir jamais connu cela.

Pourquoi son père avait-il fait ça ? Les fées pouvaient se reproduire avec n’importe quelle créature et donner naissance à une fée par la suite. Le choix de la créature teintait un peu la fée naissant de l’union mais ne la dénaturait pas profondément. Alors pourquoi une humaine ? Il aurait pu choisir une belle renarde ou une majestueuse louve.

Alors qu’il se faisait ces réflexions il sursauta en entendant un bruit. Une jeune femme fit son apparition devant lui. C’était une humaine, son cœur frémit et s’ouvrit immédiatement. Elle était magnifique dans sa petite robe de coton rouge qui caressait sa peau diaphane et délicate. Ses yeux, d’un noir d’ébène dénotaient une grande intelligence et une mélancolie bien trop grave pour son âge. Elle avait un nez cassé mais qui ajoutait du caractère à ses traits car il n’en restait pas moins exquis et élégant. Et puis enfin, serti dans ce visage longiligne, deux lèvres roses et appétissantes appelaient la jeune fée. Il s’approcha.

Sans même se parler, ils surent qu’ils étaient destinés à s’aimer et à souffrir ensemble. Ils hésitèrent, et puis leur doigts s’approchèrent, se caressèrent timidement provocant des frissons aussi bien dans leurs corps que dans leurs âmes. Le ballet continua lentement leur membres devenant de plus en plus audacieux, oubliant de plus en plus le destin tragique qui allait s’offrir ensuite à eux. Leurs corps se frôlèrent, puis se serrèrent l’un contre l’autre, leurs instincts prenant le pas sur leur sagesse. Et puis enfin la fée, sous forme d’homme, approcha ses longs doigts des lèvres délectables de la jeune fille, sentit la respiration de celle-ci se faire plus courte. Leurs regards se fondirent l’un dans l’autre, souffrance et désir s’y mêlant. Il y eu une pause, comme pour être sûr qu’ils acceptaient de sceller leur destin, de vendre leur avenir pour pouvoir vivre cet amour qui était déjà en train d’éclore. L’instant dura peu, ils ne purent résister longtemps et leurs lèvres finirent par se goûter et sceller leur union.

Elle avait déjà dû le laisser partir lui et maintenant, c’était sa fille qu’elle devait abandonner. Est-ce que ces années si divines en avaient vraiment valu la peine ? Elle se souvenait de leur premier baiser dans cette forêt il y avait de cela dix ans. Est-ce qu’elle aurait préféré que ça n’arrive jamais ? Non, elle ne pouvait pas regretter cet instant sublime ou elle avait été emportée dans un monde de plaisir et d’amour dépassant l’entendement, ou sens et magie se mêlaient. Elle l’avait su dès leur premier regard, leur amour se devrait d’être éphémère. Il lui avait dit qu’il mourrait s’il restait dans le monde des hommes, loin de la forêt. Et elle savait qu’elle mourrait si elle restait trop longtemps contre lui. Sa magie la changeait doucement, érodait son âme en s’en nourrissait. Leur union était toxique et pourtant délicieuse, et c’est pour ça qu’il l’avait prolongée pendant deux longues années. Après ces deux années il était parti en lui laissant un peu de lui. Elle était tombée enceinte à son départ comme si le destin avait voulu prolonger leur union par cet étrange cadeau des dieux.

L'enfant né de leur union était une fée. Elle avait la mémoire de son peuple en elle depuis sa naissance. Sa magie avait besoin d’irradier et elle ne pourrait être contenue après ses huit ans. Il n’y avait pas d’autre solution. Elle regarda sa petite fille. Elle savait que comme son aimé elle souffrirait, mais elle espérait que son enfant, elle aussi, connaîtrait la volupté que procurait l’union si particulière de la chair et la magie, qu'elle comprendrait pourquoi ses parents lui avaient donné naissance.

Elle sanglota, murmura des derniers mots d’amour à sa fille et la laissa sur une souche devant une rivière. 

 

 


Les dernières clopes de La fuente

J'ai mis l'affichette "ne pas déranger" sur la porte. Ca les fera peut-être marrer.

 

Dur de trouver mon paquet de clope, de l'ouvrir, d'en sortir une Camel et de l'allumer, tout en tenant un flingue. J'aurai pu le lâcher trente secondes mais... Non, en fait, je n'aurai pas pu. Je sers ce con de glock dans ma main comme un enfant qui aurait une peur folle de perdre sa mère. Le canon est pointé vers la porte, la seule issue de cette chambre merdique. La fenêtre donne sur six étages de vide, et les trappes de la ventilation ne sont pas assez larges pour moi, j'ai vérifié. Il n'y a que dans les films que des types passent par les conduits, franchement.

Quelle connerie.

 

Je fume cette cigarette comme la dernière. Et ça l'est peut-être. Je tire une longue bouffée, n'osant pas fermer mes yeux braqués sur la porte. Je me revois, à ce bar, la semaine dernière. Je revois cette nana, son short bien trop court et ses collants déchirés. Elle avait vraiment l'air d'une actrice porno déguisée en bikeuse. Pas mon fantasme, mais je ne suis pas du genre à cracher dans la soupe. Je ne dis pas non, quoi. Ca m'a fait drôle quand elle m'a fixé, tout d'un coup. Elle a vidé son verre, un truc fort, je ne me rappelle plus, et s'est approché de moi.

J'étais seul à ma table, je gravais des symboles abstraits sur le mélaminé avec la lame d'un vieux cran d'arrêt, pour tromper le temps. Elle s'est assise en face de moi, et m'a fait une espèce de clin d'œil racoleur à faire s'évanouir un ado en manque. J'ai haussé un sourcil, et elle m'a demandé si j'étais bien le type qu'on surnommait la Batte, et combien ça coutait pour que je fasse ce que je sais faire de mieux. Une nana directe, en somme.

J'ai annoncé un tarot légèrement au dessus de celui que je pratique, juste au cas où elle aurait pensé à payer une partie en nature. Ca se tentait. Elle a hoché la tête presque avant que je donne le prix, comme s'il n'avait finalement pas d'importance. Ok, elle a dit. Elle a ajouté de l'attendre sagement là, sans bouger, de me payer un verre, qu'elle revenait tout de suite. J'ai fais comme elle a dit.

Elle a mis quelques minutes à faire l'aller-retour, sans doute à sa voiture, et elle a posé deux enveloppes sur la table. Une pour la cible. L'autre pour le paiement. J'ai soupesé la deuxième et l'ai reposé, satisfait. J'ai ouvert l'autre. Jean Saint-Léger, trente-deux ans, technicien dans l'informatique. J'ai commencé à lire. Adresse, famille, passe-temps... J'ai relevé les yeux pour demander, par curiosité, ce qu'il avait bien pu faire (j'aime bien savoir), mais ma cliente s'était évaporé. Je devais être absorbé par le dossier, je ne l'avais pas entendu partir.

 

Jean Saint-Léger rentrait chez lui vers 19h tous les jours, sauf le vendredi soit où il faisait des heures sup. J'ai attendu vendredi. J'ai garé mon audi vers la sortie de son boulot et j'ai fumé clopes sur clopes en jetant de fréquents coup d'œil à la batte de baseball posée sur le siège passager. Quand il est sorti, je me suis senti presque mal. Le gars était tout maigrichon, marchait maladroitement, comme si la vie lui avait donné une sorte de malaise naturel. Il ne devait pas beaucoup sortir de chez lui, en dehors de ses heures de travail. Je lui ai laissé un peu d'avance, ai fourré la batte dans un grand sac de sport et suis descendu de l'audi en jetant mon huitième mégot.

J'avais fais plusieurs fois l'itinéraire entre son appartement et son bureau. Je connaissais le coin parfait, un petit passage, qu'il empruntait à chaque fois, entre deux immeubles décrépis. J'accélérais le pas pour le rattraper à cet endroit précis. J'étais un poil à la bourre, alors je gueulais un coup, lui disant qu'il avait fait tombé un truc par terre. Le temps qu'il s'arrête et se retourne, j'arrivai sur lui. Je n'avais même pas eu le temps d'ouvrir le sac,  je le frappais à la tête, la batte encore toute enveloppée. Il tomba raide, le crâne ouvert assez profondément pour qu'il ne se relève pas.

Et pourtant, cet enculé leva un bras vers moi ! Il balbutia quelques phrases dans une langue foireuse, genre du latin ou de grec, qu'est-ce que j'en sais moi, et à l'intérieur de sa main, j'aperçu un petit pendentif en forme de croix chrétienne. Je ne suis pas particulièrement anti-religieux, mais je n'aime pas qu'on m'agite des reliques sous le pif. Je lui assénais donc deux ou trois coups de bottes, sans même une grimace, juste pour bien qu'il se taise à jamais.

Après, ce fut comme d'habitude, je lui fis les poches pour simuler le braquage, j'éparpillai un peu le contenu de sa sacoche dans tous les sens et me barrai sans attendre plus longtemps. Je fis un grand tour un peu biscornu pour rejoindre ma voiture depuis un autre angle, des fois que quelqu'un me voit débarquer de la mauvaise direction, et rentrai chez moi, l'esprit tranquille.

 

Le lendemain, assez tôt, genre vers dix heures, dix heures et demi, deux types ont frappé à ma porte. J'ai mis un moment à comprendre qu'ils venaient me parler de Jéhovah, de la paix de Dieu, et tout ça.

Quand j'ai voulu leur fermer à la tronche, l'un d'eux s'est interposé. Un grand type tout sec, avec un costar trop serré et une montre pourrie. Il m'a surpris en me poussant à l'intérieur de l'appart. L'autre a refermé la porte derrière lui. Les deux me fixaient comme des autistes, et ça a duré trois ou quatre bonnes secondes. Et puis le grand sec a sorti un petit revolver de sous sa chemise bon marché et l'a pointé vers moi.

"Bon, tu m'as pas l'air d'un bon samaritain, alors on va la jouer comme t'as l'habitude. Tu me dis pour le compte de qui tu bosses et en échange je ne crible pas ton corps de beau gosse avec mon calibre 8."

Là, j'avoue, j'étais sur le cul. Le deuxième a fait un pas en avant, menaçant.

"Accouche. On sait que t'as vidé ce bon vieux Jean. Mais comme on est sympa, on va pas te trucider. Pas forcément. Donc tu dis qui te payes pour jouer au baseball avec la tête des gens biens et nous on repart comme si de rien n'était. Ca roule ?"

J'ai décollé comme un chien affamé, sans prévenir. Mon poing est entré si profondément dans le bide du premier que j'ai presque pu sentir son petit déjeuner avec mes phalanges. Pendant qu'il s'étouffait, j'ai fais un roulé-boulé dans la cuisine et en l'espace d'une seconde, j'avais récupéré le flingue que je planque sous la table, dans un faux tiroir. Là, accroupi sur le carrelage, je pointai fébrilement mon arme vers la porte du salon, où j'entendais le type tousser sans discontinuer. J'y étais allé comme une brute, il n'allait pas tarder à vomir partout.

Et là, le grand sec s'est pointé. Sans faire gaffe. Il a poussé la porte de la cuisine du bout du canon et m'a regardé d'un air pitoyable en poussant un "tssss" exaspéré. Mes nerfs ont lâché et j'ai tiré. Une, deux, trois fois. Son torse s'est décoré de plusieurs pointillés rougeâtres, et les tâches ont commencé à s'agrandir sur sa chemise blanche. Il a penché la tête, jaugeant ses blessures, et l'a relevé vers moi.

"C'est bon, t'as fini de faire l'enfant ? On voulait juste causer nous, tu sais."

Mes yeux ne se sont jamais autant ouverts qu'à ce moment précis, où ce type avec le buste en passoire me parlait comme à un môme qui fait son caprice. J'ai poussé une série de jurons.  

"Ne blasphème pas. Un ange peut tolérer de se faire tirer dessus, mais pas de voir le nom du Seigneur sali par ta sale petite langue athée. Maintenant que tu as compris que tu étais coincé, tu vas enfin nous dire qui t'a demandé de tuer Saint-Léger. Sinon, toute ta belle non-croyance ne pourra rien pour t'empêcher de connaitre un enfer bien pire que tout ce que tu imagines..."

J'ai joué ma dernière carte, la désespérée. Je me suis levé d'un bond et, par dessus l'évier, j'ai explosé ma fenêtre en passant à travers. J'ai pas eu le temps de crier, j'ai juste entendu un vague craquement quand mes côtes ont rencontré le balcon du voisin d'en dessous. Sans attendre, je me suis remis sur mes pieds, j'ai traversé l'appartement en foutant du verre brisé et du sang partout, et j'ai descendu les escaliers de service comme un dératé, en entendant au dessus de moi les cris de mes poursuivants.

 

Ca fait maintenant trois heures que je suis dans cette connerie d'hôtel. Trois heures que mon flingue est pointé vers la porte, qu'il tremblote dans ma main droite, tandis que la gauche alimente mon organisme en nicotine. Je n'ai personne à appeler, nul-part ou me cacher. Alors j'attends. Même si mes balles ne peuvent pas me protéger, au moins j'aurai essayé.

 

J'ai mis l'affichette "ne pas déranger" sur la porte. Ca les fera peut-être marrer.

 

Ou peut-être pas.